9.10.06

15e édition

LIVRES IMAGINAIRES




Walter Moers, dans La cité des livres qui rêvent (éd. Panama) décrit les aventures d'Hildegunst Taillemythes, jeune dragon et poète, qui cherche un manuscrit "parfait" dans les méandres de Bouquinbourg. il tombe ainsi sur les nouveautés distrayantes, Un bateau plein de petits pois de Hertébem Espyon ou L'aérien visage de Béhémot Ouragan. Plus loin, dans les catacombes, il rencontre les livres dangereux, qui empoisonnent le lecteur, les livres hérissants, dont la lecture est insupportable, ou les livres vivants, qui pleurent... Il croise aussi des lecteurs aux prises avec leur Bouquinoboulimanie, des chasseurs de livres et des Rongelivres...

François Teyssandier et Marie Chotek nous racontent avec talent leurs propres livres imaginaires...

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Les Laborantines

LA DICTATURE DES LIVRES

Dans notre ville, il y a eu la République des livres, avec son président Assoupline. Puis il s’est fait assassiner par un illustre livre inconnu, le petit livre noirouge, accompagné par des traités militaires pour l’aspect stratégique et d’un philosophe médiatique, Alain Bernard Henri pour l’aspect spirito-idéologique. Depuis, il y a la dictature des livres avec ses prêtres, ses penseurs et ses vus-à-la-télé.Notre grande Prêtresse à nous, au collège, s’appelle Christine Danslégo. C’est notre livre principal, la tasse, on y a droit environ deux heures par jour, à se faire pourrir la tête parce qu’elle parle fort comme une terroriste, mais avec ma copine Ana Le Phabète, on se met au fond de la classe et on joue au morpion. Dégénérés !, qu’elle nous enguirlande quand elle nous pince, et aussi… qu’est-ce que j’ai dit, quel inceste, comment, par quel trou, quels médicaments, il faut quitter la ville !!! Bref, elle nous assomme toute la sainte journée. Après, on a droit à une heure avec Michel Toutilestpourri, un livre déconstructiviste, qui nous plombe le moral et dit des choses cochonnes. Enfin, c’est la fin de la journée, ouf. On file dans les rues, il y a des affiches avec les figures de tous ces maîtres qui pensent pour nous et des injonctions, lisez ce livre !, vu à la télé, prix Congourt, etc. En ce moment, on nous serine de lire un livre au titre engageant, les Bienveillantes, mais Ana Le Phabète m’a dit que c’était plein de pages et de notes dans tous les sens, un enfer, faut dire aussi que Ana Le Phabète, mon amie de cœur, ne sait pas lire. Personne ne l’a encore vraiment remarqué, mais l’étau se resserre. Le soir, dans mon lit, je lis des bédés avec une lampe de poche, c’est des bédés intellectuelles, choisies par ces livres qui pensent pour nous. C’est très conceptuel, comme ils disent, parfois c’est juste un trait sur une page et y a pas toujours des bulles pour le dialogue, je m’y perds. Dès fois aussi, je ressors un vieux Spirou, de l’époque, et je le lis vite vite à la lueur de ma lampe de poche.
Aujourd’hui, c’est la sainte Marguerite, alors on va au mausolée où est enterrée la grande prêtresse du nouveau roman. Il a été construit dans un quartier un peu excentré, avec des livres en forme de pagodes, y a toujours un type pour dire qu’il a été l’amant de sainte Marguerite. Ana, beugle Danslégo, lisez ce texte ! Et elle tend un livre à la pauvre Ana, Marguerite Duraille, et dites moi, elle ajoute, quelle peine ce plagiaire assumé et odieux devra-t-il encourir… La pauvre Ana secoue la tête, j’essaye de lui souffler mais Danslégo me donne un coup de livre sur la tête. La pauvre Ana est démasquée. Non seulement elle glousse dans la classe dès lors qu’on lit un de nos contemporains en tête des ventes, mais en plus, elle ne sait pas lire ! Danslégo la convoque dès demain matin au politburo du Livre, elle risque fort d’être condamnée à avaler jusqu’à la mort par étouffement une œuvre vue-à-la-télé, la dernière fois, c’est Bernadette Chirac qui a été condamnée à avaler le dernier Amélie Pasdecercueil…Nous décidons alors de prendre le maquis. Le maquis, c’est la campagne, libre de livres sauf sous leur forme primitive, des arbres dont les troncs portent parfois gravés dans leur chair des messages fondamentaux du genre, mimi for ever ou martial encule les martiens. Avec Ana Le Phabète on respire enfin, plus personne ne nous oblige à lire les dictateurs, plus personne ne nous oblige à lire tout court, les livres de la bibliothèque servent à allumer le feu. Allongés dans l’herbe, on écoute le chant des nuages et le bruit du vent dans des arbres trop éloignés des imprimeries pour être abattus, c’est la vraie vie enfin et c’est pas les vaches dans les champs qui nous diront le contraire.

Marie Chotek

DU LIVRE COMME ADJUVANT
A LA NOURRITURE
ET AUX REVES


Léopold Grotzenburger était écrivain de naissance. Il l’était déjà avant de naître, alors qu’il n’était qu’un simple fœtus dans le ventre de sa mère, elle aussi écrivaine dans l’âme, bien qu’agricultrice de profession. Quand il fut propulsé sur terre par un violent soir d’orage, il avait déjà lu tous les livres en secret dans la moiteur et l’obscurité de la matrice maternelle, à l’aide d’une minuscule lampe de poche fixée par un élastique sur son front cartilagineux. Bien sûr, certains esprits chagrins diront que cette histoire est totalement absurde. Je ne chercherai pas à les convaincre qu’ils ont tort. Laissons dormir en paix les thomistes de tous poils ! Et poursuivons le cours de notre récit. Si Léopold Gotzenburger avait lu tous les livres, c’est parce qu’il les avait tous écrits. D’une plume alerte et brillante, sans rature ni correction d’aucune sorte. Son cerveau formidablement bien agencé, surtout pour son jeune âge, avait amassé dans ses moindres circonvolutions un savoir phénoménal. Il persista dans l’écriture dès qu’il fut mis au monde. Mais, cette fois-ci, à visage découvert. Il continua donc à rédiger des livres sur les sujets les plus complexes, avec une facilité si déconcertante qu’elle l’étonnait et l’émouvait chaque jour davantage. Il concentrait en lui, dans les milliards de neurones invisibles qui s’entrechoquaient bruyamment dans sa boîte crânienne, tout le savoir humain passé, présent, et futur. Même l’illustre Pac de la Morandile, qu’il avait rencontré par hasard à la célèbre foire littéraire et gastronomique de M., faisait pâle figure par rapport à lui. A l’âge de sa puberté – qui était alors fixé à dix ans trois jours et sept semaines par le Haut Conseil à la Famille, d’obédience freudienne – Léopold Grotzenburger décida de s’orienter vers la publication de livres qui pouvaient capter, de préférence la nuit, dans l’intimité moite et lascive des alcôves, les rêves de ceux qui en faisaient pour permettre à ceux qui n’avaient pas la chance d’en faire de ne pas se sentir trop frustrés par un tel handicap sensoriel. C’est ainsi qu’il créa une collection qui s’intitulait : « Les livres-rêves de Léo Grotz », dont il fut l’unique mais irremplaçable auteur. Comment parvenait-il à capter les rêves des dormeurs ? Pour ne pas mettre en péril la sécurité intérieure de l’Etat et pour contrecarrer tout espionnage industriel, il se garda bien de le dire. Ce fut toujours un secret entre lui et ses lecteurs assidus. Il suffisait, donc, d’ouvrir le livre à n’importe quelle page et, aussitôt, des rêves colorés et fantasques vous sautaient littéralement aux yeux, en lieu et place du texte plus ou moins bien imprimé, et souvent de qualité médiocre, que l’on trouvait dans les bouquins ordinaires. L’avantage, c’était que ces rêves ne vous salissaient pas les doigts en feuilletant les pages, à l’inverse de l’encre d’imprimerie qui ne séchait presque jamais, du moins sous nos latitudes tempérées. Ces livres-rêves connurent un grand succès, notamment auprès des jeunes filles pubères. Les rêveurs les achetaient pour voir si leurs rêves s’y trouvaient répertoriés, et les non rêveurs les achetaient pour s’approprier à moindre frais - entre 10 et 15 euros l’ouvrage - les rêves des dormeurs en espérant que ces rêves déclencheraient dans leur tête stérile et leur esprit desséché une production future de rêves tous plus oniriques les uns que les autres. Ce qui fut souvent le cas, il faut le reconnaître. Léopold Grotzenburger, devant le succès planétaire de sa collection, décida ensuite de se consacrer à l’élaboration de livres-aliments à pâte feuilletée, riches en calcium et vitamines de toutes sortes, mangeables sur le pouce, en toutes saisons, que ce soit dans l’inconfort d’un autobus ou dans l’apesanteur d’une navette spatiale. Tout d’abord, par prudence ou humilité, on ne le sut jamais, il changea de nom et se fit appeler Poldéo Zentburgro, ce qui donnait à son pseudonyme un cachet d’exotisme qui n’était pas pour déplaire à ses amantes d’une nuit. Il s’entoura d’une équipe de diététiciens, plus exactement de diététiciennes, sans que l’on sache pourquoi, et de médecins assermentés, tous de sexe féminin, sans que l’on sache davantage pourquoi, même si certains critiques subodoraient chez lui un oedipe mal assumé. A la suite d’une campagne de publicité phénoménale qui recouvrit d’affiches polychromes tout le paysage urbain, ses livres connurent un énorme succès commercial, ce qui contribua à renforcer le CAQUE 40 et à combler en partie le trou sans fond de la Sécurité Socialisée Individuelle. Grâce à des grouillots plus ou moins anonymes qui hantaient les couloirs et les caves de l’Education Nationalisée et Patrimoniale, ses bouquins furent distribués, sous le manteau, mais avec la bénédiction du Clergé, à tous les élèves des écoles primaires, des collèges, des lycées, des facultés et des Grandes Ecoles pour qu’ils les mangent à leur goûter (chaque jour, y compris les jours fériés, sur le coup de 16 heures tapantes au cadran de toutes les horloges en bon état de marche). Personne ne pouvait s’y soustraire, sauf contre-indication médicale exceptionnelle, signée de la main du Ministre des Décharges Sociales et autres Détritus d’Etat. La culture prolétarienne, qu’elle fut rampante ou souterraine, était devenue par décret une obligation nationale et patriotique, pour ne pas dire universelle. Vers la cinquantaine, Léopold Grotzenburger inventa, après avoir inhalé au cours d’une soirée mondaine une substance illicite, bien que dûment répertoriée dans « Le Grand Dictionnaires des Drogues et des Droguistes de tous pays », un nouveau concept flamboyant : le non-livre. Pour ce faire, il changea une nouvelle fois de patronyme. Il prit, en toute simplicité, le nom de Léo G., ce qui intrigua tout de suite ses futurs lecteurs mais rassura ses amantes d’un jour. Malheureusement pour lui, le concept de non-livre était tellement abstrait, ou abscons d’après certains critiques, qu’il rebuta tout le monde, sauf quelques néo-philosophes post-décadents, indépendantistes et cacochymes. Tout ça pour dire que le concept de non-livre échoua lamentablement. Il était beaucoup trop novateur, dans un monde de traditions étriquées, pour ne pas désorienter la book-populi dans son ensemble. Ce fut un échec commercial si énorme qu’il endeuilla durablement le milieu des Lettres. Une véritable Berezina de l’esprit et de la culture. Léo G. fut obligé de mettre au pilon des tonnes entières de non-livres. Par chance, ils avaient été imprimés sur du papier recyclable. Ils furent donc transformés en carton d’emballage pour œufs frais pondus du jour. Mais cet échec ébranla la raison déjà vacillante de Léo G. Il stoppa net la littérature, sans en informer qui que ce soit, pas même ses amantes d’une heure. Sous le faux nom d’Antony Tchekhov, car il s’était laissé pousser une épaisse barbe blanche et arborait une lavallière à trois boucles en soie grège, il présida pendant de nombreuses années une association d’élevage de chiens d’aveugle. Ce travail lui plut. Il s’y adonna avec plaisir. Le monde extérieur finit par l’oublier. Mais un matin d’octobre, il fut réveillé en sursaut par un bruit assourdissant de voitures et de klaxons. En ouvrant les volets de la fenêtre de sa chambre, il aperçut une nuée de photographes et de journalistes qui se précipitaient vers sa maison en piétinant ses géraniums et renversant ses forsythias. On sonna frénétiquement, on tambourina à bras raccourcis contre sa porte. Pour avoir la paix, Léopold Grotzenburger - alias Antony Tchekhov, ou l’inverse, il ne savait plus trop – s’empressa de sortir sur le perron, bien qu’il fût tout dépenaillé. Les journalistes et les photographes se ruèrent vers lui, micros branchés, flashs en rafales. Tous se bousculaient comme des chiffonniers et parlaient en même temps. Ce brouhaha rendait quasiment incompréhensibles les questions qu’on lui posait. Il finit tout de même par apprendre que l’on venait de lui décerner le Prix Nobel de Physique pour ses ouvrages déjà anciens sur les Trous noirs. A la suite de cette récompense, il fut félicité, congratulé, encensé de toutes parts, même dans les Universités les plus lointaines. Avec l’argent du Prix, il créa la Fondation Thermostatique Ouvrière pour lutter contre le refroidissement de la planète. Il y parvint, à force de courage et d’abnégation. Aujourd’hui, des squares et des avenues portent son nom dans toutes les grandes villes du monde.

François Teyssandier